Un manque de savoir-vivre

Alors que les bombes sur Alep tombent, alors que des femmes, des hommes, des enfants tremblent à l’idée de bientôt peut-être, ne plus être du monde des vivants (…)

(…) Une femme plus toute jeune, pas encore vieille tout à fait, entre deux âges en réalité, manque de courage de vivre. Ironie de l’histoire, sa ville fût aussi déchiquetée, puis heureusement libérée. Elle n’a pas connu ce temps, première génération sans guerre croient-ils. C’était il n’y a pas si longtemps, mais c’était un autre temps, celui des alliés, des amitiés réelles. Aujourd’hui tout a changé, l’Autre est devenu un problème, ennemi officiel ou adversaire potentiel.

La femme lucide soigne son manque de savoir-vivre. Depuis que tous ses amis sont partis, pour guérir son anémie elle va voir un psychologue. Elle préfère ça à la confesse et athée en vérité, elle trouve ça plus honnête de pas déranger le curé. Et puis au moins elle n’a pas peur du docteur, qui n’a de cesse de lui répéter qu’il n’en est pas un, mais elle sait ce qu’elle sait. Avec lui, elle n’a pas à redouter le jugement, ni le premier, ni le dernier. Grâce aux honoraires son confident s’engage à se taire, c’est donnant-donnant.

Sous couvert d’anonymat, surtout ne jamais régler avec son chéquier, la femme avoue au confesseur, enfin au docteur son manque de savoir-vivre. Il paraît que le gros de l’affaire se joue à l’enfance, une histoire d’éducation ou de conditionnement on ne sait plus. Or, depuis son plus jeune âge l’existence, équation aux nombreuses inconnues est insoluble à ses yeux. L’exercice est trop compliqué, elle a beau lire et relire l’énoncé, poser les arguments sous contraintes, la solution comme le temps lui échappe. Alors depuis, son existence s’écoule besogneuse, laborieuse, insensée, elle la regarde se vider de son sang, de sa sève, les bras ballants honteuse de son ignorance assassine. Quel gâchis ! s’écrient ses amis, les rescapés de son jugement dernier.

Le manque de savoir-vivre est une carence indécente, une plaie infecte, une septicémie peut-être ! Si seulement…

Les bombes pleuvent sur Alep et ravissent la vie de femmes, d’hommes, d’enfants…

Assise sur son canapé, la femme désœuvrée  et sans nom allume la télé, les images pour s’abrutir, pour oublier le manque. Alep, des gravats, des jambes, des bras, elle n’éteint pas, les larmes coulent sur ses joues, inutiles, faciles. Elle se lève automate, va dans la cuisine dévore tout ce qui lui passe entre les mains, se lèche la bouche, les doigts, ensevelir le manque sous ses décombres. Elle accueille la nausée avec soulagement, bientôt elle va pouvoir vomir son existence.

Vomir et puis après ? Ouf il est tard, il faut aller se coucher car demain…demain ? Rien ! Ouf le néant !

Un manque de savoir-vivre à mourir de honte, si seulement…

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