Grandir tôt, grandir tard… Grandir tôt ou tard.

La petite fille n’a pas grandi, pourtant elle n’est pas née d’hier, elle a vu plusieurs décennies, traversé de nombreux hivers et autant de printemps forcément. Des premiers elle a surtout retenu le vent mortifère, des seconds bizarrement, le sirocco, son souffle chaud sur ses chairs elle ne s’en souvient plus trop.

La petite fille n’a pas grandi, pourtant elle voit bien les cheveux gris, le reflet du miroir chaque matin lui renvoie l’image d’une femme de son âge. Elle caresse de son index les saignées sur son visage, au coin des yeux, au coin de la bouche. Les traces du temps sont des tatouages, l’enfance révolue rien ne l’efface. Si elle en éprouve de la surprise et sent son âme de petite fille se serrer incomprise, elle n’a ni amertume, ni hantise, elle a tant vécu, n’en parlons plus

Non décidément, inutile d’insister, la petite fille n’a pas grandi à la vérité. D’ailleurs, voyez-vous-même, elle n’a ni mari, ni enfants. Elle n’a pas atteint l’âge de raison et puis c’est bien connu les enfants ne peuvent pas avoir d’enfant ! Alors c’est entendu, la petite fille ne grandira plus. Sur son sort, ne pleurons plus, l’enfance est une peine perdue, un oiseau dans une cage retenu, est-il encore un oiseau ou une abomination, la liberté annihilée, l’enfance assassinée.

La petite fille n’a pas grandi, c’est pas faute pourtant d’avoir avalé leur soupe infecte, bouillon de normalité. Combien de fois en a-t-elle redemandé de pleines bolées ? Toutes ingurgitées en se pinçant le nez ! Mais la bonne volonté n’a pas suffi, elle a pas grandi, tant pis !

Mais n’insistez pas ! La petite fille n’a pas grandi je vous dis ! C’est pas qu’elle veut pas, elle sait pas. Et puis je voudrais vous y voir le soir dans le noir, à taper le carton avec ses fantômes, ses démons. La pauv’ môme perd à chaque partie, une fois les fantômes évaporés elle pleure leur compagnie. Alors le soir venu, elle s’étouffe dans l’oreiller, manquerait plus que les putains de sanglots se mettent à gueuler et viennent couvrir le son de la télé.
Elle pleure cette journée inutile, gâchée au moins autant par son insuffisance que par leur absence. Une nouvelle fois, elle rage d’être passée à côté de sa mission : rendre ses parents heureux, leur faire passer le goût du malheur, du tison ! Ni ce soir, ni après ils ne  viendront la border et enfin lui murmurer « notre douce fille, tu es une bonne fille, nous sommes heureux maintenant, tu peux dormir tranquille désormais et pour la nuit des temps ! ».

Recroquevillée dans les draps de lin, seule, elle espérait dans ce linceul trouver le sommeil éternel, mais non ! Ils refuseraient toujours de la libérer de leurs cœurs, son sanctuaire, son sarcophage. Soudain, la main invisible soulève ses cheveux humides qui lui mangent les yeux, un souffle glacé chuchote un baiser : « Ne nous quitte pas, jamais, pas un seul instant ! Brûle encore et toujours amour suprême et réchauffe nos cœurs transis de peur, de ta ferveur d’enfant ».

 La petite fille n’a pas grandi, pourtant ses parents ont vieilli, maman est en haut, au ciel, dans son paradis elle fait des merveilles sans doute, la terre était son enfer en croûte. Papa est en bas, il refait sa vie, non pardon il la continue, ça en vaut la peine, la terre est son jardin, son Eden.
Assez vite il a été nommé grand-père, Papa. Quand ses vieux amis compatissant lui demandent, alors volontiers il leur répond que non vraiment ça ne lui pose pas de souci que ses petits-enfants ne soient pas de son sang. Ses filles sont nullipares. Rien de grave, après tout les enfants c’est souvent des soucis à mère, alors finalement c’est mieux quelque part.
Oui quelque part, mais où ?
Et puis surtout sérieusement entre nous, vous en connaissez beaucoup vous, des enfants qui font des enfants ? Dans pareil cas avoir  des descendants serait presque indécent !
« Ah ! 40 ans vous dites ! Elles ont 40 ans, vraiment ? Bon dieu que le temps passe vite, moi qui les vois encore petites ! Bon ben excusez-moi je voudrais pas me défiler, mais je dois filer, j’ai la vie à rattraper ! ».

La petite fille n’a pas grandi, elle est inquiète, pourtant elle sait qu’il faut pas s’inquiéter, ça sert à rien et surtout pas à empêcher le malheur de sonner, alors au lieu de guetter la porte, elle ferait bien mieux de faire du vélo et de manger une glace à l’eau.
Elle peut pas s’en empêcher, elle est tracassée. En fait, elle est claquée, alors elle a pas la force de passer, mais elle sait pas comment lui annoncer. La petite fille n’a pas grandi, à trois elle décroche le téléphone, 1-2-3… Elle va encore manquer à sa mission, pourvu qu’il lui concède la rédemption ! 4 !
–  Allo Pa ? Comment te sens-tu aujourd’hui ? Si tu veux je peux passer, je pouvais pas mais je me suis arrangée finalement ! Alors surtout dis-moi si tu veux que je vienne, n’hésite pas, je n’ai rien prévu du week-end.
Elle pense tout bas, ‘la promenade en amoureux attendra, après tout on a toute la vie pour ça !’
– Ah ma petiote, je vais très bien. Ben pour tout te dire cet après-midi çà m’arrange pas bien, on fête les 7 ans du gamin. Tu sais ce que c’est les petits enfants !

La petite fille n’a pas grandi, alors oui elle est bien placé et oui en effet elle sait ce que c’est !
Elle raccroche la morve au nez, la morgue au cœur. Elle court dans son lit refuge noyer sa rancœur, elle mord l’oreiller jauni par la salive. Elle la supplie de venir la chercher, elle lui dit qu’ici elle manque de savoir vivre, qu’elle a beau essayer mais rien à faire, elle sait pas y faire.

Semée sur des cendres, elle a poussé comme un chardon ardent, sa colère la brûle sans jamais la consumer vraiment.

Une main fine soulève timidement les draps, un corps chaud, moelleux m’attire à lui doucement et fermement à la fois.
Le ventre de mon amoureux respire contre mon dos secoué par les sanglots.
La petite fille n’a pas grandi…elle n’en revient pas d’avoir un pareil chéri. La petite fille n’a pas grandi…elle est toute chose de faire l’amour avec lui … et oui, ils s’embrassent sur la bouche. Leurs baisers papillons lui donnent des frissons, ils virevoltent sur sa peau, dans son corps.
Leurs étreintes, c’est comme nager nue dans un ruisseau. L’eau coule, ruisselle dedans et sur elle, son cœur cogne fort dans son corps, dans ses tempes, dans son sexe aussi.
La petite fille a bien grandi, devenue femme elle court à grandes enjambées, rien, ni personne ne pourra lui voler sa jouissive maturité !

Mon amoureux soulève la mèche de cheveux sur mon front mouillé, le murmure de son amour absolu caresse mon oreille cassée. La chrysalide à ses pieds, la femme nouvelle née s’endort sereine, alanguie d’amour, elle se love contre lui. La petite fille, dans son rêve apparaît, elle lui sourit, la berce, la petite fille s’endort elle aussi, dans son cœur pour toujours elle demeure enfouie.