Zohra, perdre sa vie à la gagner

Acte 1 : Zohra, avant l’entrée en scène,

Zohra étire son corps encore endolori par une nuit agitée, une nuit pareille aux autres en fait. Quand le soleil se couche, quand sonne pour beaucoup l’heure du repos, le tumulte, chez Zohra, se pointe au grand galop. Bientôt, une pluie de coups s’abattra contre la porte, de la plus tout à fait jeune femme. Alors elle ouvrira, enchaînée comme un chien dans la cour de sa vie et le tumulte s’engouffrera sous ses draps. Jamais cela ne cessera, elle le sait, il n’y a que dans livres que l’on décide de son destin : “demain dès l’aube, elle ne partira pas”.

Les aiguilles du clocher de l’église Saint-Jean pointent sur onze heures. Zohra mord sa lèvre inférieure, il est déjà tard, sans doute a-t-elle manqué un ou deux clients. Des occasionnels, le matin c’est pas des habitués et puis i’ sont plutôt du genre fauchés, se réconforte-t-elle intérieurement.

Les vitres sont encore embuées du souffle des râles et l’air lourd des haleines fétides, de la nuit, chaque jour plus longue et toujours plus sombre que la veille. Elle renifle, ouvre la lucarne et applique du patchouli sur ses poignées et derrière ses oreilles de chou. Durant des années, sitôt son dernier client, elle se ruait sur le ruban adhésif afin de dompter ses satanées appendices, en vain.

Le labeur ça pue la sueur et pas seulement. Elle ouvre portes et fenêtres en grand, sale besogne à l’odeur de charogne. Elle espère un courant d’air avant les premiers hauts le cœur. Elle suffoque, étouffe. En la regardant arpenter le trottoir et haranguer le chaland, les gens ne peuvent s’empêcher de penser que la poupée ne manque pas d’air et pourtant. Merde décidément, le temps file aussi vite que ses bas nylons, elle doit se bouger le cul au plus vite, elle ne peut pas se permettre de louper le prochain client, la concurrence est âpre et sa marchandise exotique. C’est pour çà que Zohra ne ménage pas ses efforts pour se montrer sous son plus beau jour.

Elle oriente la pompe du flacon Mixa Bébé vers le creux de sa main. Elle applique la crème hydratante, sur les jambes, les bras, les coudes, les mains et enfin le cou. Elle enduit le tout sans ménagement. Recouvrir le corps d’une couche de protection, une peau artificielle sur la peau, une cuirasse, jamais ils ne la touchent vraiment. Elle tchipe agacée, quand ses doigts effleurent sa pomme d’adam saillante, elle l’exècre, comme ses poils autour de la bouche, qu’elle guette à longueur de journée, puis arrache sans ménagement avec une pince à épiler.

Elle enfile une robe légère à bretelles, qui met en valeur ses longues jambes, elle regarde les arbres près du port, ils baisser la tête sous le passage du vent. Cà, ajouté à la lassitude, elle frisonne déjà.

Zohra plonge le bâton de rimmel desséché dans la crème hydratante, d’un geste précis elle brosse ses cils de bas en haut délicatement, elle accentue son regard noir, sans le durcir. Elle poursuit en soulignant ses paupières, avec un crayon khôl vert électrique. Susciter le désir, pas les quolibets, elle récite ce mantra dans sa tête, lorsqu’elle se maquille. Sa lutte est quotidienne pour demeurer fille.
Son tube de fond de teint, presque vide, elle l’a découpé au milieu, elle dépose à l’aide de son index deux points de crème teintée, numéro deux, au creux de ses joues émaciées. Zohra, elle a le teint mat, la crème c’est surtout pour harmoniser les traits de son visage, les aspérités de l’âge et les indices qui la trahissent.

A l’aide de son bâton de rouge à lèvres, elle arrondit l’angle de ses pommettes trop saillantes comme le reste. Elle termine toujours son rituel par la bouche, le bouton de rose est une promesse d’amour toujours. Zohra, c’est plus fort qu’elle : elle est romantique et elle arracherait les couilles du connard qui en douterait mais pour le moment, sur tous les hommes qu’elle a croisés, d’aucun en était doté.
D’abord, le contour des lèvres avec un crayon rouge sang, elle dépasse largement les bords de sa bouche, elle s’en amuse, ses lèvres doivent appeler à la gourmandise, un peu comme un papier cadeau, que l’on déchire avant la surprise. Ensuite la bouche, elle applique le gloss rose fuchsia de haut en bas en commençant par la lèvre supérieure, puis du milieu vers les extrémités pour la lèvre inférieure.

A l’aide du miroir fêlé posé sur ses genoux, elle vérifie chaque détail et opère les ultimes raccords, elle claque un smack à l’intention des 4 visages balafrés qui se reflètent dans la glace, ses meilleures amies, surtout fidèles.

Zohra persifle entre ses dents, elle n’est jamais satisfaite du résultat. Il faut bien dire que c’est délicat, tout un art en sorte : ne pas faire grosse poule vulgaire, maquillée comme une voiture volée, mais ne pas non plus passer pour une jolie touriste qui visite le coin. Elle passe ses doigts rapidement dans ses cheveux rebelles, histoire de les dompter un peu, puis à l’aide de la brosse, elle rassemble sa tignasse de feu, dans un chignon banane, à l’image des danseuses de flamenco, du moins l’image qu’elle se fait des danseuses de l’amour contrarié. Elle doit s’y reprendre à plusieurs fois, des mèches récalcitrantes échappant à sa vigilance, la brosse au manche cassé lui blesse la paume de la main. Elle serre encore plus fort l’engin capillaire, la douleur ne lui fait pas peur, elle lui fait se sentir vivante. Elle enfonce davantage la brosse blessante, elle sent le plastique lui percer la peau, encore un peu plus fort et ses lignes de vie et de chance tordues se redresseront un peu. Elle rêverait d’avoir de quoi se payer un brushing chez Anita, la coiffeuse qui fait l’angle, elle ne se souvient plus de la dernière fois, où elle a eu suffisamment d’argent pour pouvoir franchir la porte du salon. Elle adore cet endroit, où c’est elle la cliente.

Zohra se penche pour lacer ses chaussures compensées au talon de plus de 10 centimètres. La semelle, usée jusqu’à la corde, s’étire comme un accordéon. Elle tchipe encore, vu la difficulté qu’elle a à dégoter des chaussures à sa pointure : 45+1. Elle prend toujours une taille au-dessus, elle s’abîme moins les pieds contre le bitume.

Le rétroviseur intérieur braqué sur son visage l’alerte : le rouge à lèvres a filé au creux des ridules autour de sa bouche, elle humecte un kleenex et rectifie le tir. Elle Tchip une nouvelle fois, ses putains de ride sont apparues du jour au lendemain. L’an passé, elle ignorait que passer le cap des 40 balais, mettre du rouge à lèvres pouvait prendre un quart de journée. Ah les démons de midi, tu parles, depuis son passage de l’autre côté de sa mi-vie, elle est à la lutte avec son corps, il la supplie de freiner, de ralentir un peu, sinon il va lâcher, juré, craché. Elle de son côté le supplie de se ressaisir, elle a besoin de lui pour pas crever de faim. Un sacré duo, ces deux-là, deux âmes ivres acculées au zinc du bar, qui se racontent des bobards. Une histoire de fin à la faim ou de faim à la fin, en tous cas, l’auditoire n’y comprend plus rien.

Agacée d’un corps matamore, qui sait bien avoir perdu, à la fin âmes déçues et corps déchus, Zohra claque la porte de la fourgonnette, le vent la ramène à plus d’humilité et lui gifle le visage derechef : sa première baffe de la journée.

Zohra se redresse, relève le menton et se dirige prestement vers le port. A sa démarche altière, on se croirait à la fashion-week, spectateur d’un défilé de mode.
Elle sent le regard pesant de cet étrange gros bonhomme, chaque matin, elle le croise. Zohra se fend de son plus beau sourire. Le zig est rouge comme une pivoine, engoncé dans un costume deux fois trop petit pour lui, il marche comme un pingouin, arrivé au bout de la banquise.
Vêtu d’une tenue de jogging, hiver comme été, Zohra est surprise de le voir ainsi déguisé. Elle ne veut, ni ne peut réprimer un sourire attendri, mais immédiatement elle redoute de froisser le bonhomme, il pourrait penser qu’elle se moque. Alors, même si elle n’est pas encore arrivée au quai près du port, elle respire un bon coup et entre en scène un peu plus tôt que d’habitude. Elle siffle un wouah admiratif et tonitruant.

« Oh mon chéri dis-moi, c’est pour ta copine Zohra que tu t’es fait tout beau comme ça ? ».

Rocky presse le pas et arrivé à sa hauteur, le bonhomme mauvais en fait, marmonne entre ses dents « casse-toi pauv’ tarlouze dégueulasse ». Il poursuit un peu plus loin à peine audible, à peine courageux, à peine convaincu, résolument con vaincu, de tout et par tous, « les monstres comme toi, on devrait les noyer à la naissance, comme les petits chats, sale pute de travlo ».

Rocky, gagner sa vie quitte à la perdre.

Acte 1 : Rocky, avant l’entrée en scène.

Rocky sautille devant le miroir de la salle de bain et impulse un rythme de plus en plus rapide à la corde à sauter imaginaire. Pour se donner de l’ardeur, il compte à haute voix : « 1,2, 3 , 4, allez plus vite, allez fais pas ta feignasse, t’as vu le molosse en face ! 1, 2, 3, 4 ».

Rocky assène des grands coups saccadés dans l’air, la victoire par KO, c’est tout ce qu’il espère. La scène pourrait sembler grotesque : Rocky se démenant contre un adversaire imaginaire, en slip et maillot de corps, ventre débordant allégrement. Mais non, Rocky il est touchant. Son combat n’est ni absurde, ni drôlesque, l’ennemi est bien réel : ombre maléfique, son égo schizophrénique.

« Qu’est-ce tu fous, tu baises l’air, pervers masturbateur ! Bouge ton triple derche de gros lard. Tu crois que tu vas impressionner qui ? T’es plus rien, tu ressembles plus à rien. T’as rien dans le slip. Oh désolé au temps pour moi, j’avais pas vu, t’as bien un truc dans le slibard : une chiasse énorme collée au cul, gros dégueulasse, tu flippes tellement que tu te chies dessus. Tu sens la sueur, tu sens la merde, tu pues la peur, tu pues l’échec, mec tu schnouffes le loser ! Tes couilles sont vides, avant t’étais en colère, la société tu voulais t’la faire, maintenant y’a que l’idée de l’intégrer qui parvient à te faire bander léger, une demie-molle en somme ».

« Ta gueule », hurle Rocky assis sur la cuvette des WC. Notre bonhomme se lève tel un gladiateur, il va rien lâcher. Le combat aujourd’hui, c’est un rendez-vous important. Bien sûr, c’est pas celui de sa vie, celui-ci, il l’a raté, y’a bien des années. Le jour de sa venue au monde, il a fait la connerie d’arriver sans bruit, il a pas poussé le moindre cri. Alors, la sage-femme paniquée l’a pincé fort, elle avait cru, à tort, qu’il mourrait dans ses bras.

Honnêtement, il croit vraiment que çà s’est joué là. Vraiment, faut pas entrer dans la vie, sur la pointe des pieds, sinon les autres, les assoiffés, les affamés, y vont te piétiner, t’enterrer vivant.
Alors oui aujourd’hui, Rocky, qui a presque tout perdu, est bien décidé à tout donner, en plus il a pas vraiment le choix, il a même plus de quoi payer le prochain loyer. Alors non, il va pas se dégonfler, il va y aller au rendez-vous avec sa survie

Crochet du droit, uppercut, crochet du gauche «prends-ça dans ta face, j’sais bien qu’elle reviendra pas Adrienne, son Rocky sur le retour, ça fait belle lurette qu’elle en a fait le tour. C’est vrai que son ex- manque pas d’humour, ni d’audace, mais pour Adrienne, il manque cruellement de classe, depuis qu’il manque de grosses caillasses ». Rocky sautille, assène une pluie de coups à cette société obscène, incapable de nourrir tous ses enfants, aurait-elle dû avorter, plutôt que de les abandonner.

Rocky souffle fort, souffle plus fort à chaque coup, il a perdu de sa superbe et dire qu’avant, il ne manquait pas d’air, faut dire ça fait plus de 30 ans qu’il n’a plus 20 ans,

A l’époque le coq n’avait pas peur n’avait pas peur de l’adversité, il lui rentrait dans les plumes avec panache. Loin de se la raconter, il pensait avoir sa place, son cœur battant dans la société. Intelligent, travailleur, et en plus honnête. « Fiston pas de doute, tu vas faire belle route ».

Puis les années passant, il était moins vif, moins incisif, plus lent, plus hésitant, trop vieux, trop scrupuleux, les jeunes loups arrogants sur lui avaient commencé à se faire les dents. Le vieux coq se mettait sur ses ergots, ridicule, face à la jeunesse aboyant « Papy, faut passer le flambeau, tu vas te péter le dos, aux suivants, t’as fait ton temps grand-père ».

Alors, il avait fini par être évincé du ring, « les caïmans », carrément bienveillants, l’avaient aidé à se ménager, à raccrocher les gants « tant qu’il est encore temps, profite qu’il te reste encore les dents de devant ». Doucement, ils l’avaient conduit vers la sortie. Mais, à l’aube de ses 50 ans, les traites de la jolie maison Phoenix, le fisc et puis aussi son fils l’avaient obligé à remonter sur le ring.
Son petit dernier, son préféré, n’avait toujours pas de situation, seulement une poignée d’araignées au plafond. Rocky s’était rendu à l’évidence, y’avait ni seconde chance, ni bonne étoile, ou elles lui avaient filé entre les doigts. La félicité, il se félicitait d’y avoir jamais cru, au moins il était pas déçu.

Direct du droit, direct du gauche, le voilà bien de retour au combat, les gants accrochés à un vieux clou rouillé l’attendaient, le combat ne finit jamais. Il souffla, la poussière, sur les gants, tourbillonna un instant, il se frotta les yeux. Rocky reprenait du service, pour lui mais surtout pour son fils. Il se demandait inquiet comment son garçon sans lui s’en tirerait, dans ce monde de la triche, où, enfonce-toi-çà bien dans le crâne, que tu marches ou que tu crèves, « on s’en contre-fiche » !