Une sueur froide m’immobilise, mes jambes se dérobent, je m’agrippe au bras de mon amie. Je pose une main maladroite sur mon cœur gauche, ses battements sont des murmures presque imperceptibles.
- Putain Suzy ralentit, je me sens pas bien !
- Qu’est-ce qui t’arrive ?
- Je crois que c’est l’espoir, je crois qu’il a foutu le camp, ouais c’est évident je sens bien que je sens plus rien, je l’ai perdu c’est sûr !
- Mais tu te souviens où exactement ?
- Oui je sais, je le perds toujours au même endroit, tu sais là où il exulte, tu sais ce lieu magique, juste avant le bonheur !
- Tu veux qu’on rebrousse chemin ?
- Inutile tu le sais bien, aucun espoir de refaire l’histoire…
Depuis quelques semaines je me sens comme un bateau ivre, je flotte au gré des eaux, vais et viens au gré des courants. Les vents me poussent, puis me retiennent, je n’avance pas, je fais du sur place, je stagne tout juste suffisamment pour ne pas sombrer. Je suis pareille aux jours, puis aux semaines, inutile et insensée.
Hier encore, j’étais âme et corps amarrée à l’espoir, presqu’île hospitalière juste avant le bonheur sur terre, à quelques nœuds seulement. Aujourd’hui tout a changé, je suis larguée littéralement.
Comment est-ce arrivé, me demandes tu ? Subrepticement, peu à peu, la corde a cassé. Trop maigre, trop tirée je ne sais, mais elle a fini par céder. Je te l’assure, je n’ai pas le goût du malheur pourtant, mais le malheur lui m’a dans la peau, au point de vouloir la mienne depuis le berceau.
Hier encore, j’espérais et les flots berçaient mon rêve. La mer déchaînée m’effrayait à peine. Rugissante, elle déferlait sur moi, me submergeait un instant, puis me recrachait finalement, me jugeant sans doute trop amère. Sa colère dédaigneuse me rapprochait de ma destinée terrestre, l’heureux événement, j’allais le chercher le mordant aux dents. Impatiente, au sommet des vagues, hier encore j’attendais fière et dents serrées, à boire la tasse on finit par avoir la mâchoire crispée.
Hier encore, l’espoir était ma terre nourricière, mon unique ancrage à la réalité, à la vie, à sa beauté. Il me donnait la rage, celle qui fait l’horizon accessible et le bonheur éminemment possible. Je ne nageais pas, je fendais les flots, je ne marchais pas sur l’eau, non, la mer s’ouvrait devant moi. Mue par l’espoir, l’horizon à portée de nageoires, j’exultais à l’idée d’étancher bientôt ma soif inextinguible. Mortelle béate, j’ignorais alors que le bonheur est un désert existentiel, où l’espoir, l’unique oasis est notre paradis artificiel.
Les rayons du soleil crèvent les persiennes, c’est le matin, nous sommes demain, le jour d’après la perte. La lumière imposée m’agresse, elle ne m’éclaire pas, elle m’aveugle. Ma bouche est terriblement sèche, encore cette foutue anxiété dans le gosier. L’impression de ne plus savoir déglutir me panique un peu, comme toujours au début. Poisson hors des eaux je suffoque et puis je me calme d’un coup, après tout j’étouffe à longueur de journée, ne plus respirer finira bien par me soulager, et puis moi faire des vieux os je m’en moque, au moins autant qu’d’être en cloque.
Mais l’instinct de survie n’en a que faire de mes inepties, cette saloperie arrive toute puissante et rameute avec elle la salive. Un goût de rouille immonde inonde ma bouche. La saveur du sang mortifère je la connais bien, elle sonne le glas et l’ouverture des portes de l’enfer ici-bas.
Abandonnée au petit matin, par une nuit cauchemardesque, échouée dans mon lit, prise au piège dans les draps effilés, je ne me débats pas, je renifle l’absence, ça pue la mort, la tristesse, une existence en pièces. C’est l’odeur de la certitude, celle de ne plus jamais pouvoir serrer le disparu dans ses bras.
Soudain l’air est empli de souffre, la douleur ne laisse pas de doute, il manque quelqu’un, quelqu’un n’est plus. Mon cœur et mon corps sont lourds, me mouvoir je n’en trouve ni la force, ni le sens. Je m’enfonce un peu plus dans le lit toujours plus glacial, quand mon être brûle tout entier.
Mes entrailles se pendent dans mon ventre mou et inutile, l’heureux événement ne viendra plus.
Que vais-je faire maintenant ? Attendre l’heureux événement prenait tout mon temps. Les aiguilles de mon horloge arrêtent leur course folle. Le temps se fige, hier fugitif il est aujourd’hui docile, voir passif. A portée de mains désormais, il m’encombre, je vais devoir l’étrangler, moins d’ennui ne nuit pas.
La seule idée de poser un pied au sol me donne la nausée, au creux de mon lit le vertige danse avec moi, satanique, je tombe, tombe toujours, la chute semble perpétuelle. La mémoire me revient, hier on a assassiné l’espoir et j’ai assisté à la boucherie sans moufeter. J’ai regardé le sang couler entre mes jambes, quand est venu le tour du reste j’ai fermé les yeux. Regarder une vie s’échapper de vous et mourir au fond des chiottes, c’était trop, j’ai préféré fait la morte. Bien sûr c’était pas vraiment un enfant, bien sûr, à peine un embryon j’entends, mais pour sûr c’était notre heureux événement. Depuis dans cette même cuvette de WC, je vomis souvent mon existence fausse, sceptique, je gerbe ma colère ensanglantée, ma vie sans cesse avortée.
Hier soir, au moment du meurtre j’ai pas bougé le petit doigt, ni même le majeur, l’espoir moribond la rancœur n’a plus le cœur à la rancune. Suis restée de pierre devant l’assassin démasqué, la fatalité. Un crime de sang froid se déroulait sous mes yeux et je restais stoïque sans réaction, pas le moindre émoi pour ce moi amoindrie. Grâce à la méditation désormais je laisse passer les émotions, ces aliens ne m’aliènent plus. Mais je vais arrêter, je ne veux pas ne plus ressentir, je ne veux pas mourir de l’intérieur, vivante m’ensevelir.
Hier la fatalité a éventré l’espoir et avec lui la rage gestationnelle. Franchement c’est la faute à pas de chance. Aujourd’hui, orpheline de père et de mère je dérive un peu, radeau ivre je fais des zigs et des zags et je divague jusqu’à toi. Nul besoin de feuille de route, instinctivement je fais cap vers toi mon horizon tu es mon salut, ma raison de vivre. Quand tes bras ma terre d’attache se referment sur moi, je m’ancre à ta peau et de tout mon cœur, de toute mon âme, je ressens ce moment, il est notre bel événement. Chaque jour à tes côtés, je me sauve moi-même et ne me fuis presque plus…
L’espoir est le souffle de nos vies, parfois il est coupé, le temps passe puis l’inspiration à nouveau nous nous embrasse et grâce à ce profond bouche-à-bouche, on reprend l’espoir et son souffle.
L’espoir, papa, n’est pas juste avant le bonheur, il est le bonheur exactement.